Prologue

5 septembre 2154

Lorsque les clochers sonnèrent dix-neuf heures UTC+0 ce jour-là, le monde entier se trouvait devant un écran d’Holovision. Les Anglais n’avaient pas eu le cœur d’attaquer leurs steak and kidney pies, pas plus que les Français leur sandwich jambon-beurre. À Séoul, c’était la soupe du dîner qui refroidissait dans les bols en porcelaine. Les New-Yorkais se brossaient les dents devant l’écran de leur salle de bain, tandis que leurs compatriotes de Los Angeles avaient dû faire sonner le réveil en pleine nuit. Les Australiens n’attendaient plus que cela pour aller se coucher.

Cela, c’était l’annonce universelle et planétaire, programmée à une seule et même heure pour tous les habitants de la Terre, ce qui n’augurait rien de bon.

Des foules immenses s’étaient regroupées autour des écrans installés dans les lieux publics, faisant craindre le pire aux gouvernements. D’autres avaient préféré l’intimité de leur salon et la présence réconfortante de leur famille.

Dans chaque pays, un journaliste populaire et respecté de ses concitoyens avait été désigné pour présenter l’émission.

Dans le village d’Orléans comme dans tous les autres villages de France et de Navarre, ce fut le visage bonhomme et rassurant de Jean Bobois qui apparut sur les holoécrans. Le millier d’hommes et de femmes rassemblés devant la mairie respectait un silence religieux, et se prit la main sans un mot, comme un témoignage géant de solidarité. Le professionnel de l’information avait les traits tirés et les yeux fatigués.

— Bonjour et bienvenue pour cette émission planétaire exceptionnelle, dans sa version française. Tout a été prévu pour que chaque habitant de la Terre dispose exactement de la même information, à chaque minute de ce programme, quel que soit le flux regardé.

Le journaliste prit une inspiration mesurée avant de poursuivre.

— Il y a de cela quarante-huit heures, les dirigeants des cent quatre-vingt-dix-sept états du monde ont été mis au courant par la communauté scientifique d’une date importante dans l’Histoire de notre planète, à savoir celle de son implosion totale, et bien entendue, définitive.

Jean Bobois regarda ses holospectateurs dans les yeux.

— À l’origine de cet ultime bouleversement mondial, une découverte récente sur le rôle crucial des ressources d’énergies fossiles pour l’intégrité de notre planète. L’extraction intensive de celles-ci, tout au long du vingt et unième siècle, a mis en péril l’équilibre et la solidité de la croûte terrestre ; et a modifié légèrement l’orbite de la Terre. Cette tendance s’est nettement accélérée ces derniers mois et ira crescendo dans les années à venir. Au fil du temps, la planète bénéficiera de moins en moins des bienfaits de la lune, notre satellite. Quand son influence ne sera plus suffisante, la Terre ne pourra plus assurer son intégrité et implosera. Voilà en substance l’explication scientifique de cette triste prévision. Il est important de préciser que les chercheurs du monde entier sont unanimes pour confirmer cette théorie.

Sourire forcé du présentateur.

— Petite note d’espoir : les scientifiques persistent à croire que si chaque être humain ne pourra sans doute pas être sauvé, l’humanité peut encore l’être. Il reste cependant à vaincre certaines difficultés liées au voyage interstellaire. Proxima b, la plus proche planète potentiellement habitable par l’homme, sous réserve d’erreur et d’un processus de terraformage, se situe en effet à près de quatorze années-lumière. Une série de documentaires sur le sujet est programmée à la suite de cette émission, et sera diffusée en boucle pendant une semaine.

Paul Bobois se redressa alors, ses épaules ayant sous le poids de ses mots.

— Il me reste à vous annoncer la date précise : il s’agit du 29 mai 2180.

Dans la foule, un homme d’une trentaine d’années soupira et dit avec fatalité :

— Nous sommes donc tous des morts en sursis...

On entendit beaucoup de pleurs, quelques cris vibrants de désespoir, mais à Orléans en France comme à peu près n’importe où dans le monde, les gens rentrèrent chez eux dans le calme.

Le premier documentaire qui suivit l’annonce expliquait à la fois simplement et avec plus de précision les raisons qui poussaient la Terre à son autodestruction. Il pointait l’origine du mal sans toutefois s’appesantir sur la faute de l’Homme : les derniers coupables de l’exploitation inconséquente des ressources naturelles étaient sans doute sur le point de payer eux-mêmes tribut à la nature. La majorité des personnes présentes en ce 5 septembre 2154 n’étaient en aucune manière responsables de la destinée malheureuse de l’être humain ; et de toutes les autres espèces vivantes à la surface de la Terre.

Les reportages suivants abordèrent le problème du voyage interstellaire et les espoirs — anorexiques, fallait-il l’avouer — de survie de l’humanité par sa fuite avant la date fatidique. En l’état actuel des connaissances, on savait construire les pendants spatiaux des Sea-Orbiters, ces vaisseaux-stations habitables et autonomes dérivant au gré des courants marins depuis le milieu du vingt et unième siècle. On savait produire l’oxygène nécessaire à un voyage dans l’espace, aussi long soit-il. On savait encore protéger les passagers du vaisseau des méfaits du rayonnement cosmique. On savait enfin propulser cette station à une vitesse suffisante pour atteindre cet autre système solaire en un peu plus de quarante ans. En théorie du moins, car dans la pratique, l’homme échouait pour le moment à relever deux défis cruciaux : produire suffisamment d’énergie pour générer la quantité d’antimatière nécessaire au voyage, et surtout conserver de manière stable et sûre cette même antimatière.

Et si dans les vingt-cinq années à venir, l’Homme parvenait néanmoins à surmonter ces obstacles, il resterait une ombre au tableau : il serait impossible de construire assez de vaisseaux pour sauver ne serait-ce qu’une partie significative de la population mondiale. Ce qui créerait une situation imprévisible.

Tout ce que l’on vit sur l’holovision dans les semaines suivantes s’attelait à la tâche impossible de concilier rationalité, optimisme et fatalité.